Certaines entreprises viticoles belges sont à un tournant de leur (jeune) histoire. Celui du premier passage de génération, qui peut se faire soit par filiation comme au Wijnkasteel Genoels Elderen, soit via des repreneurs externes. L’une des premières ventes à se concrétiser fut celle du domaine Pietershof dans les Fourons (2016), mais Piet Akkermans a fait les choses en douceur, ne cédant les rênes que progressivement à un couple de Néerlandais, Albert Meijer et Rianne van de Ven, dans une forme de « compagnonnage ». Ses nouveaux associés continuent de vivre à Maastricht et d’y exercer leurs métiers respectifs (cardiologue pour monsieur, responsable juridique pour madame). On se situe donc là, plutôt, entre hobby et activité complémentaire. Ce qui avait vraiment valeur de test pour l’avenir de la viticulture belge en tant que secteur économique « viable » – on n’oserait pas encore dire « mature » –, c’était la vente du Domaine viticole du Chenoy, sur les hauteurs de Namur.
Lorsque Philippe Grafé crée le domaine à partir de rien en 2003, il a soixante-cinq ans bien sonnés, un palais extrêmement aiguisé et une furieuse envie de démontrer que l’on peut produire d’excellents vins en Wallonie. Avec une passion et une obstination sans bornes, il va magnifiquement réussir son pari et même servir de mentor à la jeune génération des vignerons wallons : Jean-François Baele au Domaine du Ry d’Argent, Vanessa Vaxelaire et Andy Wyckmans au Château de Bioul, Fabrice Collignon et Alec Bol à Vin de Liège… Mais Philippe Grafé n’a pu inoculer le virus à aucun de ses enfants, déjà tous engagés dans d’autres voies professionnelles. Et pour cause : en quinze ans de travail acharné, le fondateur du Chenoy n’a jamais perçu le moindre salaire ni dividende ! Il y a sept à huit ans d’ici, ce vigneron visionnaire s’est donc mis en quête d’un dauphin capable d’assurer la pérennité du domaine et, surtout, de sauvegarder son héritage spirituel : la production,au départ de cépages interspécifiques, de vins qui soient la parfaite expression du terroir wallon.
Mais quel investisseur allait être assez audacieux – ou assez fou – pour placer ses billes dans un domaine viticole qui n’est jamais sorti du rouge ? Le premier à y avoir cru fut Fabrice Wuyts. Très peu de temps après la cession de ses parts dans l’agence digitale belge Proximedia, dont il est l’un des fondateurs, il acquiert 50% des parts du Domaine du Chenoy, avec son frère Emmanuel. Ce chef d’entreprise est amateur de bonnes tables et on l’imagine bien rêver de « faire son propre vin ». L’argent frais qu’il injecte dans le domaine à partir de 2014 va lui permettre d’initier les premiers investissements nécessaires à sa conversion vers le bio. Philippe Grafé continue toutefois à piloter le Chenoy jusqu’à la rencontre avec les frères Despatures en 2016.
Les nouveaux vignerons du Chenoy
Jean-Bernard a aujourd’hui 44 ans ; Pierre-Marie, treize de moins. Issus d’une famille d’agriculteurs de la région de Mouscron, ils ont tous les deux décroché un diplôme de bioingénieur, l’un à la Faculté agronomique de Gembloux, l’autre à l’UCL. Signe du destin, peut-être, Pierre-Marie choisit de consacrer son mémoire de master aux arômes du vin. Son aîné, lui, a pris la direction de la France sitôt ses études terminées. Il aspire, dit-il, à « faire un joli produit combinant la technique, la nature et la convivialité ». Un voyage en Alsace et la lecture d’un article dressant le portrait de vignerons belges installés à Bordeaux ont fait office de déclic : ce sera le vin ! Il complète sa formation à la Faculté d’œnologie de Bordeaux, sous l’œil bienveillant de Denis Dubourdieu et d’Yves Glories, qui font partie des pères de l’œnologie moderne. Et, de fil en aiguille, le Belge prend la direction technique des Châteaux Anthonic et Dutruch Grand Poujeaux, qui totalisent une soixantaine d’hectares dans le Médoc.
« J’ai toujours voulu lancer ma propre affaire », glisse Pierre-Marie Despatures. Aussi, lorsque Jean-Bernard décide de rentrer en Belgique pour raisons familiales, ils ne tardent pas à accorder leurs violons. Philippe Grafé croise leur route un jour de 2016, à Dinant, et la messe est dite ! Mais le fondateur du Chenoy continue aujourd’hui encore d’assurer les visites au domaine avec un enthousiasme de jeune homme…
« Ce qui nous a d’emblée séduits, c’est l’approche visionnaire de Philippe en matière de cépages. Notre choix est de faire de « vrais vins belges » équilibrés et qualitatifs en capitalisant sur cet héritage et en y ajoutant les compétences de mon frère. Faire la énième copie d’un Chardonnay ou d’un Pinot Noir n’a aucun sens pour nous », explique Pierre-Marie dans le petit local exigu qui fait face au vignoble et qui est devenu son nouveau bureau la moitié de la semaine. Senior Project Engineer au sein du bureau d’études wallon Group-IPS, il n’y travaille plus désormais qu’à temps partiel pour se consacrer à la gestion commerciale du domaine.
En septembre 2018, les frères Despatures ont sorti leurs deux premières cuvées personnelles : Citadelle en blanc et Terra Nova en rouge. Un second rouge, partiellement élevé en barriques, s'y est ajouté depuis : le Grand Chenoy. « Je veux prouver que la Belgique peut produire des vins rouges de qualité exceptionnelle », affirme Jean-Bernard. Pour l’assister dans les assemblages, il a fait appel à l’œnologue Eric Boissenot, qui conseille environ 180 propriétés viticoles dans le Bordelais et à l’étranger.
« De nombreux domaines se créent aujourd’hui en Belgique, mais nous ne faisons pas un grand saut dans le vide grâce aux vingt ans d’expertise de Jean-Bernard. L’enjeu est d’être identifié comme un domaine hyper-qualitatif dans un laps de temps de deux à trois ans maximum. Si la qualité est au rendez-vous et que l’accueil du public est favorable, nous atteindrons assez rapidement l’équilibre financier », conclut Pierre-Marie. Et les sceptiques n’auront plus alors qu’à aller se rhabiller…
Copyright : Popsss / Chantal Samson (textes) & L'Atelier Image (photos)
Bruit du bouchon qui saute.
Synonymes : Belgitude. Convivialité. Partage. Curiosité.